Transe interdit

Une autre fête, c\’est la brigade fluviale qui dépêche ses vedettes tandis que les deux accès du quai sont bloqués par des gardes mobiles, les ravers pris dans la nasse. Samedi 19 février, 500 danseurs sont coincés dans une partie sauvage par autant de CRS. Crissements de pneus et gyrophares. Grelottants, incrédules, sous la pluie, parfois l\’un d\’eux est saisi, menotté, emmené au poste. Au petit matin, ils partent vers un after un peu plus loin. La police récidive dans ce dépôt désaffecté d\’EDF à Saint Denis.
Depuis l\’été, un ensemble de signes manifeste que la volonté politique d\’enrayer le surgeon français d\’un mouvement tout simplement mondial est en route. La législation des drogues vient d\’ailleurs d\’être modifiée sans que personne n\’en ait eu vent. Un des buts est clairement d\’éviter le rassemblement pacifique de milliers de personnes, sous prétexte que cela favorise la vente de drogue.
Pas plus de drogue dans les raves qu\’ailleurs, plutôt moins, par exemple, que dans les concerts de rock. Les opiacées y sont exceptionnelles. On assiste par contre à un retour du LSD et à l\’apparition d\’une \ »nouvelle\ » drogue (elle a dix ans). l\’ecstasy; cette molécule, le MDA, serait apparue dans la pharmacopée des années trente comme coupe faim. La drogue, donc, existe ; mais n\’est pas davantage un danger là qu\’ailleurs.
Le problème, pour les autorités, est celui d\’une musique qui est signe de ralliement de millions de jeunes dans le monde. Des plages de Goa, en Inde – où des milliers de personne se rassemblent depuis une décennie – aux boîtes noires homos de Chicago et Detroit d\’où vient une de ses sources, elle est protéiforme et a engendré des dizaines, des centaines de courants. C\’est elle qui génère, en nombre et en volume, fa plus forte création musicale actuelle, et au-delà, un graphisme, un mode de vie, une culture. C\’est elle qui rassemble le plus de monde. Elle menace l\’industrie du disque, les clubs, si puissants en France, les radios.
Jean François Bizot (Nova), Serge July (36 15 Rave) et Henry Morel (FG), auraient été convoqués récemment (3) par la brigade des stupéfiants qui demanderait que cesse toute publicité concernant ces rassemblements, parce qu\’un jeune homme de quinze ans serait mort d\’overdose d\’ecstasy (4) pendant une partie annoncée par ces annonceurs : leur publicité les rendrait complices (ce n\’est pas un pléonasme).
SILENCE RADIO ! En même temps, sur TF1, le directeur de cette brigade (5) présente les raves comme « des lieux d\’initiation à la drogue d\’une jeunesse vulnérable ». Repris par le Parisien (en Une 1) : « Les fêtes secrètes. Parents, méfiez vous, ce sont des drogues parties ». En même temps, les parties sont systématiquement interdites, les autorisations refusées, les organisateurs criminalisés (sous l\’accusation de favoriser la consommation et le trafic de drogue).
Il est vrai qu\’en France, la politique de répression a abouti à une absence d\’information du public et à une absence de formation de la police, ce qui a permit l\’éclosion d\’un marché d\’ersatz de la pire qualité. L\’ \ »X\ » est fabriqué par exemple dans des usines reconverties de l\’industrie chimique ex-soviétique. On trouve un \ »LSD\ » à base de strychnine, des \ »Ecstasy faites à base de mauvaise amphétamines allongées d\’héroïne. A Rotterdam, dans des parties qui rassemblent jusqu\’à 12 000 personnes deux fois par mois, existent des stands, reconnus par l\’Etat où l\’on peut vérifier instantanément la qualité des drogues. Le taux d\’accidents, d\’overdoses, de bagarres y est quasi nul, spectaculairement bas en regard du nombre de personnes rassemblées.
En Angleterre, un véritable phénomène de société rassemble les travellers autour de la techno: au bas mot un million de personnes.
C\’est la même chose en Allemagne, dans toute l\’Europe, en Australie, au Japon, partout. A ce débordement social.majeur les Britanniques ont déclaré la guerre : traque et annulation des parties, destruction des sound-systems, mises en fiche et prison, et enfin, le Criminal Justice Act, une loi qui interdit de se réunir à plus de trois pour écouter de la \ »musique répétitive\ » ! Un exode a commencé ! Des milliers de ravers anglais, de travellers, embouteillent les routes et les ports de Bretagne, cherchant un chemin vers le sud de la France ou l\’Espagne.
Ici, le rouleau compresseur est en route depuis l\’été. Les sound-systems nomades sont traqués. Une circulaire interne de la police présente les ravers, explique leur mode de communication, enjoint de s\’opposer a toutes leurs manifestations. Une charte des organisateurs est en projet, qui limiterait le temps des parties, leurs lieux et leur mode d\’organisation. Dans le sud de la France, des organisateurs se sont vu imposer la signature de procès-verbaux signés d\’avance, où ils se reconnaissaient coupables de ce qui pourrait arriver !
Qu\’est-ce que la techno ? Pourquoi cette répression ? La techno ce n\’est pas de la musique. Ca fait boum boum boum boum. Soit – attentif – vous écoutez et ça vous casse les oreilles au bout de 20 secondes, soit vous n\’écoutez pas et vous vous laissez prendre par ces beats (7) énormes, ce \ »pied\ » (pied est synonyme de beat), dont les basses font vibrer les os.
La techno, c\’est de la musique qui fait muter la musique. Du jazz au punk en passant par le ragga, rien n\’échappe au sample (8) iconoclaste. A San Francisco ou Londres, sur un mix d\’ ambiant (9) dans une des plus grosse boite de la ville, un joueur de flûte soufi intervient en live (on n\’a pas fini de gloser sur le rapport évident entre les transes traditionnelles et cette musique répétitive qui a la même visée). Ça s\’écoute et ça ne s\’écoute pas : la techno est un phénomène si large qu\’il supporte bien des contradictions.
La danse est primordiale. C\’est elle qui réunit. La drogue, la répétition hallucinatoire (beat, stroboscopes), les machines à fumée, la marginalité et l\’underground, les interdits…
La science techno, son imagerie et ses mythologies, visent à gommer les rappels au réel, à agiter le cerveau pour le dérouter, qu\’il ne soit plus assez directif pour freiner la jubilation cathartique, dionysiaque, effrayante, boum, boum, boum, boum, que donne la transe ! Einstein ne pourrait additionner un plus un près du grand bourdon de Notre-Dame quand il sonne ! De cette fracture, cette « effraction du sens », pour reprendre Roland Barthes, sortent les peurs, inhibitions, refoulements, désirs qui circulent et s\’expriment dans la danse.
Il y a d\’abord une musique nocturne plus profonde, plus dérangeante, qui remue un tas de choses. Avec l\’aube, la musique s\’accélère, permettant de dégager, décharger tout ce que la nuit avait condensé. C\’est au DJ promut chaman que revient de créer les vagues qui emporteront les danseurs, chacun singulier et pourtant ensemble (10)
Alors, à l\’écoute, la techno peut être aussi ennuyeuse que l\’enregistrement par des ethnologues de musiques tribales aborigènes, de padiels (11) corses ou de tambours gnawas (12).Car manque son principal objet : la danse et la transe. La toupie du danseur soufi sur le ney (13) transpire peu par les équaliseurs d\’une écoute de salon.
La techno, c\’est des samples a remixer à partir de vinyles (détail important, toute l’industrie de la musique fonctionnant autour du CD) essentiellement, fabriqués pour l\’occasion en petites séries quasi anonymes, dont les plages d\’environ 8 minutes lassent l\’auditeur passif.
Il ne s\’agit pas de placer un CD dans un lecteur et de l\’écouter : il faut un DJ, deux platines et une table de mixage. Pas de CD, pas d\’auteurs (exception notable, on parle plus de la vie des labels que de la carrière des DJ). C\’est-à-dire, pas de droits d\’auteur pour la SACEM. Les majors sont larguées. Pas de perspective de gros sous pour les golems du rock qui verrouillent la production musicale, dénonçant comme beaucoup cette non-musique répétitive, a-culturelle, sauvage, média des drogues et de l\’obscénité : précisément les mêmes reproches qu\’envers le rock à l\’origine ! Quand Elvis déhanchait, ça faisait dévisser les pelvis. Aujourd\’hui c\’est sur les synapses et les terminaisons nerveuses qu\’agissent les BPM (14).
Le rock osait le sexe, déclenchant l\’ire des bien-pensants. La techno est une expression plus large, plus globale, plus dionysiaque de la sensualité, indiciblement plus corrosive pour toutes les conventions. La techno n\’est pas révolutionnaire. Elle ne s\’oppose pas au système, c\’est pire : elle lui échappe. Elle en est dehors. Pas exclue : ailleurs.
Spiral Tribe en est un exemple. C\’est une tribu anglaise qui possède même un Mig russe (qu\’elle fait voler sur le dos de son camion sound-system. Elle possède ses sonos mobiles, organise des fêtes gratuites à travers toute l\’Europe. Un label, ses studios, et surtout son propre réseau de distribution à travers des magasins de disques indépendants, qu\’elle approvisionne elle-même avec deux camions qui se déplacent entre l\’Angleterre, la Hollande, la France, l\’Allemagne, la Tchécoslovaquie et l\’Autriche.
Même si le show-biz se raccroche à ce qui est LE phénomène musical de l\’époque, il ne le produit pas. Si les majors commercialisent (avec succès) des compilations techno de plus en plus nombreuses, la base reste le vinyle mixé par un DJ Inconnu sur deux platines.
Dans les années soixante, avoir un studio représentait une fortune. La situation a changé. Que fait un label aujourd\’hui, à part porter votre enregistrement au pressage ? Le mettre sur vinyle et le donner à un distributeur ? C\’est un processus tellement simple, ça n\’a rien d\’insurmontable(15) . Grâce à l\’avènement du micro-ordinateur qui permet à chacun avec peu de moyen de fabriquer son propre son et se passer des studios, le faire chez soi (16).
De plus, la techno se passe des salles de concert homologuées et des clubs (cet énorme pouvoir dans la musique en France). Quand les intérêts financiers rejoignent les peurs politiques, quand la brigade des stups et les radios se trouvent sur la même longueur d\’ondes, les bâtons se multiplient dans la roue techno…

En France, on accuse la techno de répandre la drogue. En Inde, Ils échangeraient des femmes contre des grammes de LSD. Au Japon, c\’est pire : la musique de Mindnics a réveillé le dragon sur lequel repose l\’archipel, déclenchant le tremblement de terre de Kobé. Rave, en anglais, veut dire délire. A Montpellier, a eu lieu le mois dernier la première manifestation techno. Même sans la musique, ils se rassemblent. Ils étalent un millier place de la Comédie à Jouer ensemble à cause de l’incarcération pendant un mois d\’un organisateur rendu responsable des cinquante grammes de haschisch trouvé dans sa partie.
A Berlin, pour un concert des Spiral Tribe annulé au dernier moment, ils ont été 5000.

Patrick Latronche


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