Pouvoirs présidentiels, l’excès et le défaut

Avant chaque élection présidentielle pour dénoncer la \ »dérive monarchique\ » des institutions. Passé le second tour; l\’heureux élu · met son indignation au vestiaire, avec sa tenue de campagne. Pourtant, la question de la monarchie présidentielle est décisive.
De la Constitution de la V• République, François Mitterrand a coutume de dire qu\’elle était dangereuse avant lui, et qu\’elle le redeviendra après son départ. La pirouette semble vraiment trop facile. Elle permet  ·assumer l\’héritage du général de Gaulle, si vivement combattu naguère pour son \ »exercice solitaire du pouvoir\ », tout en préservant son quant-à-sol… L\’opinion du chef de l\’Etat mérite cependant qu\’on s\’y arrête. Stricto sensu, notre régime est bien celui de la monarchie élective, qui déséquilibre les institutions et place le Président en situation périlleuse – non sans présenter de solides qualités.
Dans le clair matin des départs en campagne, les candidats parés de toutes tes· vertus républicaines oublient en effet les avantages symboliques et pratiques de notre monarchie présidentielle. Ils fondent d\’ailleurs leurs critiques sur une inconséquence majeure- lorsqu\’ils jouent sur une opposition de principe entre la monarchie et la république : les deux termes ne relèvent pas du même domaine puisque la république désigne l\’idéal du pouvoir – le bien commun -, alors que la monarchie est un régime politique concrétisé. ·
. Si ce régime a pour idéal le service du bren commun et s\’inscrit dans le cadre de l\’Etat de droit, on peut le définir en toute rigueur -comme une \ »monarchie républicaine\ ».
Tel est bien le cas : le général de Gaulle a .restauré en 1958 l\’idéal de la République
en remettant l\’Etat au service du bien commun. Pour que cet objectif soit accompli durablement, il a institué une monarchie au sens étymologique du terme : unité du pouvoir symbolique incarnée dans la personne du Président, unité de la fonction arbitrale, unité de la décision pratique qui résulte des pouvoirs conférés au président de la République par la Constitution. Enfin, cette monarchie républicaine est devenue démocratique en 1962 lorsque les Français ont décidé par référendum qu\’ils éliraient le chef de l\’Etat au suffrage universel.
La synthèse réalisée par le général de Gaulle est d\’autant plus impressionnante qu\’elle a permis, pour la première fois depuis la Révolution française, un fonctionnement normal des institutions et une adhésion quasi générale des Français à la Constitution. Pourquoi ? Parce que notre Constitution affirme avec force (article 5 les principes de continuité de l\’Etat et d\’arbitrage, qui sont au cœur du souci politique et qui donnent au pouvoir son efficacité propre. Sans arbitrage, pas de justice possible. Sans médiateur, pas de solution aux conflits. Sans continuité, pas de projet collectif concevable. De fait, la Constitution de la V• République a résisté contre toute attente au départ du général de Gaulle, à l\’arrivée de la gauche, à deux cohabitations – démontrant ainsi que sa forte cohérence ne tenait pas au \ »charisme\ » du fondateur ou à d\’heureux concours de circonstances.
Faut-il par conséquent rejeter les mises en garde de François Mitterrand? Certes rion ! La force bienfaisante de la synthèse gaullienne ne saurait faire oublier les dérives et les ambiguîtés qu\’a fait apparaître l\’exercice de la fonction présidentielle. Nous savons que tous les Présidents de la Ve République ont peu ou prou succombé à la tentation d\’outrepasser leur rôle constitutionnel. Nous avons presque constamment sous les yeux le conflit structurel et personnel entre l\’Elysée et Matignon, entre le Président et un Premier ministre qui veut devenir Président. Nous connaissons par cœur l\’ambiguïté qui affecte le chef de l\’Etat et la fonction qu\’H exerce : l\’élection au suffrage universel fait du chef de parti un arbitre qui ne peut se déprendre tout .à fait de ses préférences partisanes, et les citoyens aggravent la difficulté puisque leur demande politique d\’unité incite le Président au retrait arbitral, alors que leurs demandes sociales l\’engagent à d  multiples interventions. Les deux cohabitations ont sans doute permis de préciser les rôles, sans que la logique du conflit entre la légitimité présidentielle et la légitimité parlementaire et gouvernementale ait pour autant disparu.
A ces ambiguïtés, à ces conflits possibles ou déclarés, viennent s\’ajouter d\’autres dérives et d\’autres risques qui ne sont pas -de nature constitutionnelle. Trois phénomènes peuvent être rapidement soulignés :
– Tout d\’abord l\’influence prédominante du modèle étatique sur les collectivités
– décentralisées. Un coup d\’œil sur les hôtels\ » des régions et des départements qui ont été édifiés à grands frais depuis une dizaine d\’années montre le goût des élus locaux pour la majesté élyséenne et pour les somptuosités versaillaises. De façon très significative, la décentralisation a favorisé la réconciliation de l\’absolutisme \ »louis- quatorzien\ » et du jacobinisme républicain, _ sous couvert d\’une reconquête des \ »libertés locales\ »… qui ne concerne guère la grande majorité des citoyens. Dans les grandes villes, le maire s\’efforce lui aussi de reproduire le modèle présidentiel : il y a la politique étrangère du maire, le cabinet du maire, la majorité du maire, l\’autocratisme du maire, le ou les dauphins. Ce mimétisme fait sourire. Il peut aussi se révéler à terme dangereux pour l\’unité de la nation et pour l\’autorité de l\’Etat.
– La focalisation de la classe politique nationale et locale sur l\’Elysée. 11 ne suffit plus d\’être militant du parti victorieux, ni membre de la majorité parlementaire : il faut encore et surtout entrer dans la clientèle d\’un \ »bon\ » présidentiable, puis figurer parmi ses proches conseillers. L\’Elysée aimant les ambitions des maires importants, des présidents de région et des ministres, à commencer par le premier d\’entre eux. L\’étoile présidentielle fait pâlir toutes les autres, et la volonté d\’y parvenir détruit la solidarité partisane, exacerbe jusqu\’à la haine les rivalités personnelles, ruine toute possibilité de réflexion collective. Il y a là une des causes premières de l\’atonie du débat démocratique et de la fuite des militants qui, concevant le parti politique comme une mémoire, une fraternité et un projet, refusent de-demeurer dans une écurie de candidats à la charge suprême.
– Le culte de la personnalité présidentielle, enfin, qui fut dénoncé comme une des caractéristiques pernicieuses du gaullisme, puis de la droite, avant que certaines éminences socialistes ne tombent à leur tour dans la flagornerie.
· Ce travers nous vient sans conteste de la monarchie absolutiste, qui fit gravement dériver la tradition capétienne et qui provoqua la Révolution. Mais le républicanisme antimonarchique n\’a pas échappé à la logique de la personnalisation – au culte des \ »Grands hommes\ », à la quête de l\’homme providentiel. Là encore, la tradition de ! absolutisme monarchique se conjugue avec celle du héros jacobin dans une glorification ridicule de la personne du Président. On pourrait se contenter de rire si la mission du chef de l\’Etat (le service de la res publica) ne s\’en trouvait pas occultée, si la relation entre le pouvoir et le peuple n\’en était pas altérée. D\’où un paradoxe majeur : face aux risques de la glorification, la Ve République exige du chef de l\’Etat beaucoup plus de qualités personnelles, de force morale.et psychique, que dans une de ces royautés démocratiques de l\’Europe contemporaine où, à l\’exception de la Grande-Bretagne, reines et rois sont affranchis de la pression médiatique et courtisane tout en demeurant fort classiquement populaires.
Ambiguïté de la fonction arbitrale, excès de personnalisation du pouvoir. Comment pallier ce double inconvénient ?
La deuxième gauche réclame vertueusement un \ »Etat modeste\ ». Trois ans de gouvernement – Rocard prouvent que cette conception sympathique conduit à une gestion technocratique, prudemment conservatrice, qui ruine la fonction gouvernementale dans ce qu\’elle a d\’essentiellement politique et prospectif. Quant à la fameuse solution du quinquennat, elle détruirait la fonction arbitrale sans résoudre les conflits de pouvoir et consisterait somme toute à tuer le patient pour déclarer la maladie vaincue. Alors ?
Alors il faut que chaque citoyen, royaliste, gaulliste, socialiste, communiste, réveille en lui l\’esprit républicain afin que les élus, grands et petits, redeviennent les serviteurs du bien commun. Qu\’on traite les courtisans avec l\’insolence moqueuse qu\’ils méritent. Qu\’on empêche des potentats locaux et régionaux d\’amorcer le démembrement de la nation sous couvert de gestion décentralisée. Qu\’on rappelle à chaque membre de l\’Assemblée nationale qu\’il est député de la nation – et non point le défenseur de groupes de pression et l\’assistant social de sa circonscription. Qu\’op exige de chaque dirigeant politique, surtout s\’il est candidat à l\’élection présidentielle, qu\’il se définisse selon un projet clairement exprimé. C\’est peu. Mais il faut comme en toutes choses commencer par le commencement.
Bertrand Renouvin


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