Maintenant l’héroïne

• Avant même que la commission
ne se prononce, son commanditaire – le Premier
ministre – avait annoncé sa conclusion. Encore
plus clairvoyant que lui, le ministre de l’intérieur
l\’avait prédite avant même l’entrée en fonction
de cette commission officiellement chargée
d\’examiner le bien-fondé des lois sur les
stupéfiants. En particulier la loi de 1970,
qui a pourvu la France d\’un des cadres législatifs
les plus rétrogrades de la planète.
• Ainsi la commission s\’est réunie, a réf léchi
et s\’est enfin prononcée, un peu en retard sur
le timing prévu. Mais n\’était -ce pas j ustement le
signe que les scrupules et la conscience avaient
guidé l\’ensemble de ses travaux? Car c\’est bien
de là qu\’est venue la surprise.
• La nomination du professeur Henrion a la tête
de cette commission avait fait craindre le pire.
L\’homme s\’était distingué dans le passé pour des
positions particu lièrement réactionnaires sur la
question de l\’avortement. La légende prétendait
qu\’il ne faisait pas bon êt re femme enceinte
séroposit ive, ou simplement toxicomane, dans
le service de gynécologie qu\’il dirige. RPR bon
te int, catholique presque intégriste, ayant déjà
prouvé son attachement à une société
immobile … Lorsque Charles Pasqua et Simone
Veil l\’ont nommé, ils savaient ce qu\’ils fa isaient.
Sous sa direct ion, ils ont désigné u e quinzaine
de représentants de la \ »société clv1te\ »,
journalistes, psychiatres, sociologues, magistrats,
ceci cela, soigneusement sélect ionnés en
fonction d\’un critère précieux : ils ne
connaissaient rien à la quest ion. Tout comme
Henrion d\’ailleurs.
• Et puis, pour fai re bonne mesure, ont été
nommés de surcroît deux charmants messieurs
représentants d\’une société fort peu civile : la
police. Les commissaires Leclair et Bouchet,
respectivement patrons de l\’OCRTIS (l\’office
central de répression du trafic des stupéfiants
et de la plus fameuse Brigade des stups (qui,
elle, réprime sur tout le territoire. Ces deux-là
connaissaient la question. Les mauvaises langues
diront qu\’ils étaient juges et parties, pu isque leur
métier consiste à appliquer ces lois de répression
hystériques. Mais c\’est pourtant par leur
présence que la commission se dotait en son sein
de deux spécialistes.
• Malheureusement ces messieurs n\’étaient pas
seulement des spécialistes. Ils étaient aussi les
représentants du gouvernement. Alors que,
contre toute attente, le professeur Henrion
dirigeait les débats avec une véritable curiosité
pour la question – et même une surprenante
honnêteté, à fa ire rougir les mauvaises langues
qui l\’avaient disqualifié dès avant l\’ouverture des
travaux-, alors que l\’ensemble des membres de
la commission, découvrant le dossier,
commençaient à y prendre un réel intérêt , alors
que les témoignages recueillis auprès de dizaines
de spécialistes dégageaient de façon
extraordinairement ma1orita1re – presque
consensuelle – qu\’il était plus qu\’urgent de
réformer cette législation de merde, bref alors
que tout le monde commençait à se demander
si du plus mauvais tonneau n\’allait pas sortir le
meilleur vin, Monsieur le Gouvernement est venu
remettre les pendules à l\’heure. Non il n\’y aura
pas de réformes. Le Premier Minist re-Candidat a
tenu à confirmer ce qu\’avait annoncé bien avant
le ministre de !\’I ntérieur. Et leurs représentants
dans la commission, messieurs Bouchet et
Leclair, n\’ont laissé planer aucune ambiguïté :
avant que la commission se prononce dans un
sens libéra l, elle devra it leur passer sur le corps.
Pied à pied, ligne à ligne, les deux f lics ont
conscienceusement \ »négocié\ » le texte du
rapport. Et opposé leur \ »veto\ » – dont on voit mal d\’où ils le tenaient-, et retardé autant que
nécessaire la conclusion des travaux, j usqu\’à
ce que la majorité plie.
• Pour souligner les brillants efforts de Monsieur
le Gouvernement-Candidat Présidentiel, le préfet
de police de Pans, Philippe Massoni (naguère
célèbre pour avoir dirigé la chasse aux gauchistes
à l\’époque où ça existait fait conférence de
presse sur conférence de presse pour annoncer
les exploits de ses services dans la guerre contre
ce fléau. Un jour, notre grandiose préfet est dans
le treizième arrondissement : là, il a \ » démantelé\ »
un \ » important\ » réseau de trafiquants. Après des
semaines de filatures et d\’écoutes téléphon iques
diverses, la police a arrêté vingt-huit personnes
et… quatre cent quarante grammes de haschsich.
Dix-sept grammes par interpelé. Le lendemain
Massoni réc idive, dans le quatorzième
arrondissement cette fo is, où les élus de
monsieur Chirac l\’ont appelé pour fa ire plaisir
aux bons électeurs qui s\’inquiètent de voir se
développer le commerce de rue. Là aussi l\’exploit
méritait publicité. Quelques centaines de
personnes ont été raflées, parmi lesquelles neuf
ont été remises à la j ust ice. Dont huit pour
infract ion à la législation sur … les étrangers.
On ne sait pas si le neuvième avait sur lui une
boulette de shit ou … du papier à rou ler. Ou rien.
• Ce qui est amusant, c\’est de garder en
mémoire les multiples déclarations du chef de
la Brigade des stupéfiants, devant la commission
Henrion comme ailleurs, selon lesquelles la
police ne poursu it pas les consommateurs de
cannabis, même si la loi permet de poursu ivre
la simple \ »présomption d\’usage\ » . Dans sa grande
clairvoyance, la gard ie ne de l\’ordre ne
s\’attaquerait qu\’aux vrais trafiquants, ces
méchants ogres qui veulent manger os enfants.
Les enfants, eux, ces chères têtes blondes, on
leur fout la paix. Mon oeil.
Disons ici un instant la vérité : la police
persécute en priorité les consommateurs. Et
principalement les consommateurs de cannabis.
En France le premier fourn isseur de drogues est
le Maroc. Le Maroc est une propriété privée
féodale, où les paysans cu lt ivateurs de cannabis
ou de pavot sont les gentils sujets de leur
monarque adoré – ou haï, ça dépend. Depuis
quelques années, le Maroc est devenu une
plaque tournante de cocaïne et d\’héroïne très
efficiente, sans grandes difficultés et peut-ê re
avec la bénédiction des autorités … Le Maroc est
un pays pauvre et en a bien besoin. Le roi est un
homme très riche et il faut bien quelqu\’un pour
f inancer les campagnes polit iques de ses amis en
France. Pour en savoir plus, lisez le rapport de
!\’Observatoire géopolitique des drogues et A qui
appartient Je Maroc w. Toute la vérité a été
rendue publique depuis longtemps.
• Tout le monde sait par exemple, que la French
Connection démantelée à l\’époque par la police
américaine, ce n\’était pas seulement un bon
scénario de film. Les responsables des officines
d\’exportat ion de Ricard au Canada – et aux EtatsUnis
semble-t-il – ne vendaient presque pas de
Ricard mais beaucoup d\’héroïne. Les gangsters
marseillais avaient arraché de haute lutte le
marché mondial de l\’héroïne aux Sicil iens. Le
patron des services exports de la société Ricard
s\’appelait Charles Pasqua, futur Premier ministre
paraît-il, et grand ordonnateur de coups fourrés
contre le j uge Halphen. Un homme intègre. Tout
comme le commissaire Leclair, patron de
l\’OCRTIS, apparemment le seul policier
dispon ible pour monter une machination endant
à faire taire le juge dérangeant. Extraordinaire
indice de probité. Pour ceux qui en doutaient,
la preuve est fa ite que de l\’argent de la drogue
à celui de l\’immobilier il n\’y a qu\’un pas. Ce
n\’est pas le Créd it lyonnais, grand blanchisseur d\’argent devant l\’éternel, qui nous démentira.
• Mais pourquoi l\’OCRTIS, chargé de la
répression du trafic international des stupéfiants,
n\’ouvre-t-il pas d\’enquête concernant les affaires
de Son Altesse Royale Hassan Il, roi du Maroc?
Il y aura it pourtant urgence à laver la réputation
d\’un si grand ami de la France. Mais non : cec i
n\’intéresse personne. Car en la matière les
Siciliens ont inventé la règle il y a très longtemps :
ça s\’appelle l\’omertà, la loi du silence.
• Un silence qui finit par être assourd issant.
A force de brouiller toutes les cartes avec de faux
débats, les tenants de l\’ordre hystérique nous
empêchent de voir les données les plus simples
du problème. La théorie de \ »l\’escalade\ », même
bien longtemps après avoir été démontée par
tous les spécialistes honnêtes de la planète et
dénoncée pour ce qu\’elle est – une vaste
fumisterie – , sert encore à justifier la répression
massive vis-à-vis du can nabis. Alors que tout le
monde sa it que le problème des drogues dans
notre société aujourd\’hu i, c\’est essentiellement
celui de l\’héroïne. Or la persécution du trafic de
cannabis contribue à la diffusion de l\’héroïne.
Les dealers de shit des banlieues, qui font
commerce de cannabis souvent pour empêcher
que ne déferle l\’héroïne dans leur cité, le savent
bien . De même que les gamins et les gamines de
la ZUP d\’Alençon … A force de chasser les petits
dealers de shit – importateurs des Pays-Bas,
usagers-partageurs qua achètent du cannabis en
\ »coopérative\ » ou clients-consommateurs de rue –
à Alençon comme dans les t reizième et
quatorzième arrondissements de Paris, on f init
par ne trouver que de l\’héroïne … et pas cher !
• Sur l\’héroïne, on a aussi fini par apprendre
deux ou trois choses simples : sa consommation
est d\’autant plus problématique qu\’elle est
clandestine et réprimée. C\’est sa répression qui
indurt tous les phénomènes de délinquance répertoriés amoureusement par le même Ph ilippe
Massoni, préfet de police de Paris – et patron de
trente trois mille f lics … – , dans un ouvrage long
de quatre-vingt-cinq pages sur la sécurité et son
pendant, l\’insécurité. Laquelle ne peut dans ces
condit ions que croitre et prospérer, ce que
reconnaît l\’intéressé avec gourmandise.
L\’ insécurité fa it peur à juste titre au bon peuple
des électeurs. Elle est d\’ailleurs effectivement
croissante et pourrait bientôt cesser d\’être un
mythe pour devenir une réalité. Il faudrait se
poser sérieusement la question de savoir si l\’Etat
sécuritaire n\’a pas intérêt à soutenir des
politiques qui entretiennent les phénomènes
d\’insécurité pour justifier de son existence …
et permettre à ses représentants de gagner
les élections. C\’est aussi la répression de
l\’héroïnomanie qui est responsable de la
dramatique diffusion du sida chez les
toxicomanes. On a poursuivi des ministres devant
les tribunaux pour moins que ça.
• Mais reconnaissons un instant que cette quest
ion est difficile. La problématique des drogues
illégales n\’existe sous cette forme \ »que\ » depuis
un quart de siècle dans notre société. Elle met à
nu la terrible méconnaissance par notre culture
de substances qui ont habité la civilisation depuis
ses origines. Le christianisme d\’abord, en persécutant
les ci-devant \ »sorcières\ » qui en savaient
un peu plus long que nous sur la question, a
réussi à faire le vide dans la conscience occidentale
sur ce thème. Le christianisme encore,
renouvelé sous sa forme puritaine aux Etats-Unis,
a ajouté un étage à cette construction absurde en
imposant petit à petit depuis le début du siècle,
la prohibition à l\’ensemble de la planète.
• Les usages terriblement désordonnés de
psychotropes – qui sont apparus dans ce contexte
à la fin des années soixante pour se répandre sur
l\’ensemble de la Terre à peu près aussi sOrement que leur proh ibition – n\’ont en rien aidé à
comprendre cette problématique. Dealers,
ministres, junkies ou téléspectateurs, nous
sommes tous les enfants de ce grand
malentendu.
• Pu is est venu John Marks. Ce tranquille praticien
anglais a simplement proposé de prendre
la question avec calme. De quoi s\’agissait-il ?
Pourquoi les héroïnomanes posaient-ils tant de
problèmes? Essentiellement parce que l\’héroïne,
ainsi que quelques autres substances, induit une
dépendance, et donc ce qu\’on appelle le
manque. Mais pourquoi donc les héroïnomanes
sont-ils en manque ? Parce que la substance est
inaccessible, sauf sur le marché noir, à des coûts
prohibit ifs et pour une qualité déplorable.
• Alors, demande John Marks, pourquoi ne pas
leur fournir les substances dont ils manquent ?
L\’hypothèse était à la fois banale, puisque
pratiquée en Angleterre depuis fort longtemps
pour traiter ces problèmes, et bouleversante,
pu isque depuis les années soixante les
spécialistes des drogues n\’avaient proposé que
l\’inverse comme remède : obl iger les toxicomanes
au manque pour les \ »guérir\ » de leur dépendance.
Cette méthode d\’abstinence obligatoire a
remarquablement échoué. Plus on l\’applique,
plus le problème dégénère.
• En Angleterre, John Marks – fort d\’un cadre
juridique qui le permet – s\’est proposé d\’essayer
sa méthode. A titre expérimental. On ava it bien
essayé d\’autres choses, pourquoi ne pas tenter
cec i ? Et les drug clinics de Marks ont proposé
aux junkies de l\’héroïne, de la cocaïne, des
amphétamines : toutes les substances qui leur
faisaient le plus de mal. Et l\’expérience a porté
ses fruits. Le sida n\’a pas pris pied chez les
toxicomanes de Liverpool. La délinquance s\’étant
effondrée, la police et les tribunaux ont pu se
consacrer à de plus utiles missions que la
persécution de la jeunesse. Le marché noir des
drogues que John Marks distribuait a recu lé
spectaculairement. Les filles qui se prostituaien
pour payer leur dose ont pu quitter le trottoir. La
santé physique et mentale des toxicomanes s\’est
améliorée brutalement. Les parents ont
recommencé à pouvoir fréquenter leurs enfants
drogués – ils sont aujourd\’hui parmi les plus
fervents supporters de l\’expérience. Etc., etc.
• Ainsi cet homme ava it trouvé une solution
à un des problèmes qui infeste la planète le plus
sûrement. Tous les spécialistes du monde
auraient mieux fait de se pencher avec attention
sur son berceau, plutôt que de continuer à dire
des aneries. Quand on a un problème, on cherche
une solution. Cela vaut bien mieux que de fa ire
semblant. Bien sûr les subventions pleuvent pour
tous les imbécrles qui préfèrent continuer à
mentir sur la toxicomanie. Et elles ont été
coupées à John Marks. C\’est dommage.
• C\’est d\’autant plus dommage que les données
du problème changent à vue d\’oei l. La production
mondiale d\’héroîne a doublé ces dernières
années par les soins des dictateurs birmans
et de quelques autres. Le gramme d\’héroîne qui
coOtait huit cents francs à Paris depuis près de
vingt ans, en coOte aujourd\’hui cinq cents. Le
sida déferle dans tout le Sud-Est asiatique et en
Chine, où la consommation d\’héroïne – birmane
ou pakistanaise – a explosé dans des conditions
sanitaires où toxicomane est quasiment
synonyme de séropositif. Ce qui nous prépare
peut-être une belle bombe démographique
inversée. Les prisons croissent et se multiplient
sans résoudre leurs problèmes de surpopulation.
Les systèmes médico-sociaux de nos belles
démocraties, qui étaient déjà bien mal en point,
n\’ont strictement aucune chance de se remettre
d\’une politique sanitaire aussi aberrante, la
simple charge financière du sida étant
techniquement insurmontable.
• Si notre société veut se suicider, elle n\’a
qu\’à le dil\’e. Messieurs Pasqua, Bouchet,
Olievenstein, Nahas, excusez-moi si j\’en
oublie, sont là pour l\’y aider.

(1) A qui appartient Je Maroc ?
Moumen Diouri, L\’Harmattan, 1992.


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