Le prêtre-président et les dieux vaudous

Avec son incroyable faculté d\’adaptation, Port-au-Prince
semble s\’être habitué au bourdonnement permanent des
hélicoptères et à la présence envahissante des soldats
américains. Les voitures circulent sans respecter la priorité,
klaxonnant sans arrêt, zigzaguant au milieu de la foule stoïque
des passants et des marchandes installées à même le sol.
Depuis mon taxi, j\’observe l\’hôtel Oloffson qui se profile sur
un ciel lourd, gris anthracite. Derrière l\’office, Duca, la
standardiste de l\’hôtel, une femme aux formes gigantesques,
chante la victoire du coq, \ » l\’animal qui réveille les coeurs et
les consciences \’\ » le symbole de la campagne électorale
d\’Aristide : \ » Maintenant, tout va changer, le coq est là pour
nous réveiller tous les matins. ,. Le prêtre-président n\’a pas
choisi son \ »totem\ » au hasard. La population, encore
largement analphabète, se reconnaît dans ce coq de combat
qui chante la victoire sur le macoutisme. C\’est aussi l\’oiseau
de sacrifice que les fidèles offrent à leurs dieux dans les
cérémonies vaudous.
Avec un sourire rayonnant, Duca ajoute : \ » Titid est
un surdoué. Il parle sept langues, il 1oue de sept instruments.
C\’est un comédien. Mamtenant tout va changer … \ »· En Haïti,
les artistes ont toujours été pris plüs au sérieux que les
politiciens …
L\’Oloffson, c\’est l\’illusion perdue de Port-au-Prince.
Le dernier lieu mythique en activité de la capitale vient rappeler
le temps passé. J\’aperçois, reconnaissable entre tous, Aubelin
Jolicoeur. Il surgit du bar de l\’hôtel comme un diable sortirait
d\’une boîte pour raconter à qui veut l\’entendre ses exploits
ronflants et ses titres les plus flatteurs. Présent partout où
règne encore le souvenir des fastes d\’autrefois, Aubelin est
\ »l\’ambassadeur\ » des nuits haïtiennes et le personnage
incontournable de l\’Oloffson. Journaliste depuis des
décennies, il est, me dit-il avec emphase, \ » l\’oracle d\’Hai\’ti \ »·
Mais son enthousiasme professionnel semble
émoussé. Il ne porte même plus son immuable costume blanc
de légende. Comme si le dandy d\’Haïti camouflait son habit
de petit marquis dans une tenue de maquis : \ » Je suis triste.
Nous sommes occupés, humiliés. J\’ai vécu trop longtemps
pour connaître une telle indignité … \ » Chroniqueur mondain,
il continue d\’animer des soirées qui n\’existent plus pour une
élite qui fait semblant d\’y croire encore … Personnage trouble,
Aubelin Jolicoeur incarne bien la version dandy de la
compromission des élites haïtiennes : une sorte de bouffon
élégant, habitué à surfer sur les coups d\’Etat et les
changements successifs de pouvoir. L\’histoire politique du
pays contribue grandement à lui faire jouer ce rôle équivoque :
à l\’exception récente de l\’élection d\’Aristide, les \ »révolutions
de palais\ » à la mode Port-au-Prince sont, en effet, une
définition de l\’éternel retour du même : un militaire remplace
un politicien galonné, un riche mulâtre succède à un
bourgeois noir …
La quarantaine à peine entamée, mulâtre, comme la
plupart des membres de l\’élite haïtienne, Fritz Mevs débarque
à l\’Oloffson avec le parfait attirail des possédants d\’Haïti:
4 X 4, Ray-Ban et talkie-walkie … Les Mevs sont la plus riche
famille d\’Haïti avec les Brandt. Le commerce et la production
locale sont presque entièrement entre leurs mains. Le llen
entre ces grands brigands de l\’industrie et les militaires
était patent ces dernières années. D\’origine allemande,
les deux familles sont arrivées au début du siècle en Haïti.
Avec ses quatorze mille employés, la maison Mevs est le
deuxième employeur du pays après l\’Etat, et Fritz Mevs est
peut-être aujourd\’hui le vrai patron d\’Haïti … \ » Nous, Hai\’tiens,
nous sommes tous des bluffeurs\ »• me dit ce comédien
mégalo, en me tutoyant d\’emblée. Il se définit avant tout
comme un pragmatique. Après avoir financé – selon des
rumeurs concordantes – le coup d\’Etat contre Aristide avec
quelques autres grandes familles de l\’élite haïtienne, il se fait
aujourd\’hui payer par l\’armée américaine, qui lui loue ses
terrains industriels près de l\’aéroport : \ »J\’occupe
l\’occupant\’\ » me confie Mevs, avec son sens très particulier
de la dérision …
La rencontre des \ »frères Parent\ » me ramène
heureusement au coeur de l\’âme haïtienne, ce mélange de
pureté naïve et de radicalisme révolutionnaire. Les musiciens
se sont retranchés dans une nouvelle maison depuis qu\’un
attentat a failli leur coûter la vie : les macoutes sont arrivés
chez eux. Bien qu\’il soit aveugle, Clark Parent a sorti son
arme et a tiré dans tous les sens, affolant les macoutes,
au point de les faire fuir …
Clark Parent – sénateur de Port-au-Prince depuis
1991 – et sa soeur Lydie, maire de Pétionville, ont été élus
tous les deux au nom du FNCD, la coalition électorale qui a
soutenu Ari tide. Ils ont connu la clandestinité et la terreur.
Exilés à New York sous la dictature de Bébé Doc, les frères
Parent ne cessent de dénoncer ra misère et exaltent la
tradition communautaire haïtienne : \ » Nous vivons parmi les
nôtres, un regroupement de protestants, raconte Lydie Parent.
Notre famille a toujours été très pauvre. \ »
Les frères Parent composent des chansons qui portent
en elles tous les éléments de la culture éclectique de l\’île : ballade romantique en français, rap militant
en créole, reggae philosophique ou zouk
incantatoire. « Nous avons vite eu des
problèmes avec les tontons macoutes,
poursuit Clark Parent. Très souvent, nous
devions nous cacher. On craignait à chaque
moment une descente prochaine des
macoutes. A cette époque, il y en avait un
presque dans chaque famille. Ils étaient
renseignés sur tout ce qui se passait dans
le pays. Ils étaient partout… \ »
Aujourd\’hui, Clark Parent reçoit les
doléances des électeurs de son quartier.
Cet adepte du hip-hop a été le sénateur le
mieux élu d\’Haïti. Près de 80 % des voix !
« Nous sortions dans les quartiers
populaires sur des camions équipés d\’un
groupe électrogène. Je lançais les paroles
et les gens reprenaient tout de suite en
choeur. L\’effet était immédiat ! ,,
Clark Parent ressemble à son pays :
un mélange de gentillesse non convenue et
de violence contenue. A l\’exemple d\’Aristide,
ce rapper protestant conjugue la politique et
la mystique sur un ton déroutant. Dans la
cuisine, je l\’entends improviser une nouvelle
chanson en tapant sur les murs et sur la
table : \ » Il faut que les gens qui mangent
acceptent qu\’on les dérange … \ » Il se met
à siffler et embraie sur un autre air.
Ce soir, Clark et Lydie Parent
participeront à un grande concert sur la place
du Champ-de-Mars. Ce sera leur première
apparition publique depuis le retour
d\’Aristide: \ »Hier, je chantais les
revendications du peuple, aujourd\’hui, 1e vais
les porter au Sénat. Nous travaillons pour que
ça change. Et avec la musique, le message
passe plus vite. Même quand on parle de la
révolution. Comme dans notre chanson :
\ »Oh, Révolution … Je t\’aime, tu es ma seule
passion. Toi seule peut résoudre les
problèmes de ma petite nation. Comme une
épouse fidèle, Je veux te voir à mes côtés. Oh,
réponds donc à l\’appel des travailleurs
exploités … \ » La musique passe doucement.
C\’est une douce tempête qui passe mais
c\’est la révolution quand même … 11 Haïti a
peut être trouvé son Rouget de Lisle …
Au cimetière principal, Evans Paul,
le jeune maire de Port-au-Prince, célèbre
devant la tombe universelle la mémoire
des milliers de victimes tombés au cours
de la dictature militaire. A son passage, tout
le monde applaudit K. Plum. C\’est le nom
que donne la foule de Port-au-Prince à cet
ancien acteur et dramaturge, extrêmement
populaire dans la capitale en raison de son
courage durant les trois années de la
dictature militaire. Evans Paul est, en effet,
toujours resté au pays. Il a été de
nombreuses fois arrêté et passé à tabac
sans jamais fuir. Sur la plaque
minéralogique de sa voiture, il avait même
écrit avec ironie à l\’adresse du général
Cédras : Catch me if you can … Aujourd\’hui,
Evans Paul est considéré, notamment par
les Américains, comme le successeur
possible d\’Aristide, lorsque celui-ci aura
terminé son mandat dans un an. En cette
journée de deuil, le maire de Port-au-Prince
se souvient de l\’attentat qui a failli lui
coûter la vie il y a exactement cinq ans.
Autour de lui, la fo1:1le est compacte.
On craint un .attentat. Evans Paul tente
de calmer ses admirateurs.
En cette nuit de fête des morts,
je suis invité dans le temple de Grand Drap
à Cité-Boston, l\’un des quatorze quartiers
de Cité-Soleil. Avec son demi-million
d\’habitants, ce bidonville est, en quelque
sorte, la deuxième ville d\’Haïti. Une citélabyrinthe,
avec ses odeurs nauséabondes
qui vous submergent dès le premier pas,
ses amas d\’ordures, ses rigoles d\’eau sale
et ses cabanes délabrées d\’où montent des
fumées noires. J\’ai rendez-vous avec Adnor,
\ »!\’Empereur\ » de Grand Drap, une société
secrète dont la réputation intrigue depuis
longtemps.
Selon la rumeur populaire, les esprits
de la société auraient, en effet, \ »annoncé\ »,
bien avant l\’heure, la victoire électorale du
père Aristide pour 1991, deux siècles après
la révolte générale des esclaves au lieu-dit
du Bois-Caïman … Adnor décline pour moi
les autres grades de la société, qui font de
Grand Drap ·un simulacre de gouvernement,
puisant dans un imaginaire fortement
marqué par les dictatures qui se sont
succédé en Haïti depuis son indépendance.
Mais c\’est ici, semble-t-il, au moins autant
pour les parodier que pour les perpétuer.
Ils témoignent, paradoxalement, d\’une forte
aspiration à l\’égalité.
En marge du pouvoir depuis
les premiers jours de son Indépendance,
le peuple haïtien en a tiré, semble-t-il,
une philosophie singulière : se déprendre
de l\’autorité en lançant des pieds de nez
permanents à l\’imagerie prestigieuse
et vaniteuse de la dictature.
Ici, la hiérarchie semble être formulée
afin de ne jamais être instituée. Tout le
monde occupe une place particulière afin
que chacun reste avec les autres sur un
même pied d\’égalité … L\’empereur de la
société Grand Drap a vécu dans une semiclandestinité
durant ces trois dernières
années. Il m\’affirme n\’avoir jamais eu peur
car, dit-il, « les esprits étaient toujours avec
moi. Je suis comme Ar1stide, invincible … \ »·
Adnor me décrit la situation de CitéBoston
sur un ton laconique, avec des
mots pourtant lourds de sens : \ » Il y a
trente ans que ça dure, trente ans que
nous souffrons tous les jours. Nous
sommes accablés depuis si longtemps.
Nous avons trop piétiné. Nous ne pouvons
plus continuer comme ça … Pourquoi
s\’acharne-t-on sur nous ? Ce pays est
en train de mourir. Ce pays est déjà mort.
Nous n \’avons plus rien ! •
Comme pour atténuer la charge
émotive de son verbe, il se met à citer des
chiffres vertigineux: 85 % d\’adultes n\’ont plus
de travail, 60 % des familles sont dépourvues
d\’électricité et d\’eau potable. Un univers
délabré, menacé par les épidémies, où les
flaques d\’eau semblent être le seul oasis …
Sur le mur du temple, je distingue
des signes cabalistiques et une image de la
Sirène, la déesse marine qui souffle dans
une conque. Des affiches qui ont servi à la
campagne électorale d\’Aristide sont
suspendues au plafond, entremêlées
de guirlandes. Etrange de voir un temple
vaudou se mettre au service d\’un ancien
prêtre catholique, même aussi inclassable.
Mais Grand Drap est sans aucun doute une
société secrète singulière. Contrairement à
la plupart des sociétés vaudous,
chapeautées ces dernières décennies par
les éminences grises ou les hommes du
pouvoir duvaliériste, c\’est une communauté
contestataire, issue des bidonvilles,
comme Aristide.
Qui se rendrait ici pour assister à une
cérémonie \ »démoniaque\ » avec têtes de
mort et sacrifices humains serait vite déçu.
Le vaudou est beaucoup moins et beaucoup
plus que cela. Il est l\’âme du peuple, sa
vra ie foi et sa seule ressource. Ces dieux
de l\’Afrique qui s\’incarnent tous les jours
ont traversé les mers de l Atlantique dans
les cales des navires négriers.
Ils ont vécu et souffert avec
les déportés. Ils ont possédé les esclaves
de cette ancienne colonie française et les
ont appelés à l\’insurrection. Ici, personne
n\’oublie son passé. Sur la terre du vaudou,
la mémoire est affamée, c\’est même la
seule chose qui subsiste. Tout le reste
est en ruines, tout le reste s\’en est allé,
les arbres, la terre, les habitations, la vie
même, mais la mémoire, à fleur de peau,
revit chaque jour, s\’imprime dans les
consciences, diffuse les rêves les plus
fous, obsède l\’imaginaire, subjugue
l\’inconscient et possède les gens …
Adnor écoute le vrombissement des
ailes d\’un hélicoptère avec un contentement
qui m\’étonne. «Pour l\’instant, dit-il, le peuple
voit les Américains comme des libérateurs,
il est même ravi de savoir Aristide enfermé
au Palais. Au moins, dans son bunker, les
macoutes ne peuvent pas l\’abattre … »
La cérémonie en l\’honneur d\’Aristide
et des Guédés, les dieux de la mort du
vaudou haïtien, se prépare. Les adeptes
de Grand Drap consomment des mixtures
à base de piment afin de se préparer à la
\ »chaleur\ » des dieux. Avides d\’excentricités
et de travestissement, les Guédés sont
connus pour aimer les obscénités sexuelles.
Ils se jo ent des conventions sociales .. .
La cérémonie démarre dans un
roulement de tambours. Le péristyle est
éclairé par la lumière des lampes à pétrole
accrochées aux piliers. Adnor commence à
dessiner autour du poteau-mitan des vèvès,
ces formes tangibles de la présence des divinités que l\’on trace à l\’aide de poudre
de riz, de farine, de maïs, de cendre et de
café. Il invoque en même temps les dieux
Pétro, nés sur l\’île durant la période
coloniale. Le culte Pétro a accompagné
toutes les révoltes. Il abonde en dieux
guerriers et vengeurs. On y trouve déifiés
certains héros de la guerre de
l\’indépendance. Mais les adeptes des dieux
Pétrone s\’insurgent plus aujourd\’hui contre
les colons français, ils combattent
l\’esclavage économique. Ce poids du
passé, s\’ajoutant à la misère du présent,
explique sans aucun doute la virulence
actuelle du culte …
Un sourire emplit le visage de
\ »!\’Empereur\ », qui se met à crier: \ »Aristide
est revenu dans Je pays ! Il va tout changer !
Aristide est revenu dans le pays ! Vive
Anstide ! » Les initiés prient à présent pour
les esprits, implorent des faveurs, célèbrent
les morts. Ils exaltent l\’Afrique-Guinée,
cette patrie mythique des origines.
Adnor rend l\’oracle : \ » Nous, à la
société Grand Drap, on carmait le père
Aristide … C\’est un martyr. Les tontons
macoutes ont voulu le tuer, le Vatican l\’a
chassé de son église mais il ne s\’est pas
découragé. Aristide est un vaudouisant,
sinon il serait déjà mort… Il est guidé par les
Espnts. Aristide va ramener, c \’est sûr, Haïti
sur des rails démocratiques … » L\’Empereur
de Grand Drap ajoute : \ » Nous croyons tous
en Titid. Nous avons soif d \’eau, nous avons
faim ! Mais nous avons surtout soif de
j ustice, faim de liberté ! Même morts, nous
continuerons à parler ! Il nous faut Anstide !
Il n\’y a pas d \’autre solution! Titid et le
peuple, nous sommes jumeaux ! Nous
mourrons, s\’il le faut, pour lui!»
Adnor prédit la sortie d\’Aristide
pour demain matin : \ » Pour /\’instant, il est
enfermé au palais, mais demain, il sortira
quand même pour la fête des Guédés … \ »
C\’est un palais présidentiel
littéralement occupé par les Américains
que le président vient de retrouver. Le
symbole d\’Haïti parait enfermé dans une
cage de verre. Devant la grille d\’entrée
déglinguée, le nombre de soldats
amêricains est impressionnant. Sur le toit,
des tireurs d\’élite ont été placés en
embuscade. Malgré un contrôle drastique.
on me laisse entrer. Dans un entrepôt,
j\’aperçois la légendaire limousine noire
de Duvalier. Des militaires regardent
un feuilleton américain, d\’autres 1ouent aux
cartes sur des lits de camp. Un marine noir
écrit à sa fiancée. \ »Je viens d\’apprendre
dans un livre, me dit-il, qu\’Hafti a été la
première république noire au monde.
Je souhaite bonne chance à ce pays ! ,,
A l\’intérieur du palais, le téléphone
ne fonctionne pas aujourd\’hui. Plusieurs
salles ont été saccagées par les
putschistes … Malgré des demandes
réitérées, on me fait comprendre que je ne
pourrais pas rencontrer Aristide aujourd\’hui.
Les \ »amis américains\ » du président
craignent sans doute les déclarations
intempestives d\’un homme qu\’ils continuent
de considérer comme incontrôlable : on ne
passe pas si facilement de la \ »théologie de
la libération\ » aux Chicago boys …
On me confesse néanmoins
qu\’Aristide sortira du palais demain matin
et qu\’il sera possible de le suivre.
Le président se rendra d\’abord à l\’église
Monfortin, puis il s\’arrêtera à l\’église du
Sacré-Coeur, où certains de ses proches ont
été exécutés froidement par les escadrons
de la mort du régime militaire …
Voir la frêle silhouette d\’Aristide
encadrée par son imposante garde
rapprochée est à la fois déroutant et
impressionnant. Que doit-il ressentir à cet
instant? C\’est la première fois qu\’il sort
dans les rues de Port-au-Prince depuis trois
ans. Aristide a échangé la soutane du
prophète contre le costume-cravate du chef
d\’Etat. Mais malgré ses habits neufs,
il n\’est décidément pas taillé pour le \ »prêtà-
porter présidentiel n.
Sa silhouette banale et son strabisme
divergent contrastent avec l\’aura inouïe dont
il continue à bénéficier auprès de la
population. Pour la masse des pauvres des
bidonvilles et des campagnes, \ »Titid\ » reste
une sorte de rédempteur, détenant le
pouvoir de les réhabiliter. Comme s\’il fallait un messie aux Haïtiens pour en finir avec
le despotisme des Duvalier et des
putschistes …
J\’apprends que le président a décidé
à la dernière minute de déposer une gerbe
de fleurs au cimetière de Port-au-Prince,
à côté de la croix de Baron Samedi.
Pour sa première sortie, Aristide choisit
donc de rèndre également hommage aux
dieux du vaudou.
Depuis ce matin, la fête des Guédés
bat son plein. Port-au-Prince retentit au son
des tambours et des cris du vaudou. En Haïti,
la fête des morts est bien le luxe des vivants.
Dans ce pays où l\’économie est sinistrée, la
mort tend à coûter de plus en plus cher, et
pourtant il suffit de pénétrer dans n\’importe
quel cimetière de ville ou de campagne pour
se rendre compte de la dévotion des Haïtiens
vis-à-vis de leurs morts.
Durant la Toussaint, les familles
déposent sur les tombes leurs offrandes de
nourriture et de boisson et les dieux de la
mort apparaissent enfin. La grande fête
chrétienne se transforme alors en la plus
étonnante des cérémonies vaudoues …
A l\’entrée du cimetière, des
protestants, Bible en main et yeux au ciel,
hurlent des slogans hostiles : \ » Le vaudou
c\’est Satan, les Guédés, c\’est le diable\ » Un
Guédé licencieux et burlesque avance à pas
raides devant moi. C\’est un bel homme, tout
de blanc vêtu, coiffé d\’un chapeau melon et
sanglé dans une jaquette. Il porte une jupe
sous sa redingote et une double paire de
lunettes noires. Il se retrouve devant la
tombe de \ »Papa Doc\ », qui n\’est plus qu\’un
gros tas de terre, laissé à l\’abandon. Des
soldats américains l\’observent, médusés.
Ils ont sans doute déjà frôlé la mort de près
mais jamais encore un dieu de la mort…
Aujourd\’hui, les Guédés sont les
maîtres de la ville et il serait bien imprudent
de refuser leurs salutations. Le possédé
s\’approche des soldats et leur serre la main
rituellement. C\’est, à n\’en pas douter,
un moment périlleux pour ces militaires,
qui ont reçu pour consigne à Washington
de \ »fraterniser avec la population\ » …
Au cynisme de l\’embargo et au silence
complice du gouvernement américain,
a donc succédé l\’opération \ »Restaurer la
démocratie\ », qui fleure bon l\’humanitarisme
interventionniste. Comme on dit ici, il faut
toujours se méfier des gens qui entrent
chez vous au nom du Bien, sans même
frapper à votre porte …
Guédé-Nibo se présente devant la
croix de Baron Samedi où les adeptes des
Guédés se sont rassemblés. Il s\’adresse en
nasillant à la foule en délire : \ » Mes amis !
Je sens que le président va venir par là.
Il va passer par ici ,,
Brandissant sa bouteille dans une
main et un énorme phallus d\’apparat dans
l\’autre, Nibo exécute une danse grivoise en
ondulant du ventre et des hanches, comme
pour simuler le coït.
Les services de sécurité vident à
présent le cimetière. J\’assiste à une scène
surréaliste : les soldats américains,
mitraillettes en main, demandent poliment
aux Guédés de sortir. Les possédés
répondent dans un langage
incompréhensible, tout en continuant à
remuer du derrière. J\’attends avec quelques
journalistes l\’arrivée d\’Aristide derrière
un ruban blanc. Les services de sécurité
pestent contre la sortie \ »imprévue\ » et
\ »incongrue\ » du président. Des soldats
américains circulent, nerveux, entre les
tombes. J\’en interpelle un. Pour lui,
\ » le vaudou c\’est /e mal\’\ »
Quand je lui fait comprendre qu\’il se
trouve devant la croix de Baron Samedi, il
se met à paniquer … Aristide arrive enfin
dans un bruit de sirène et sous les vivats
d\’une foule improvisée. On amène une
gerbe de fleurs. Une fanfare joue une
musique funèbre. Le président se recueille
à côté de la croix de Baron Samedi. Tout
près, un ivrogne, délaissé par les services
de sécurité américains, continue de
chanter : \ » Oh ! le beau zozo de Guédé, Oh !
la belle pine que celle de Papa Guédé. \ »
Comme on dit à Port-au-Prince, Haïti
est une bouteille noire dans laquelle on
trouve tous les mélanges. Si le vertige est
l\’ivresse de tomber et l\’art de rester debout,
alors Haïti est bien le pays du vertige …
Charles Najman


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