De Kigali à Djibouti

Djibouti a un rôle et un statut
un peu particu liers parmi les
ex-colonies françaises. C\’est un pays
 iiill• qui a accédé à l\’indépendance très
tard ivement, en juin 1977. De
toutes les colonies françaises ou
ex-protectorats, c\’est le pays qui
est resté le plus longtemps dans
l\’orbite française. A cela, il y a une raison
militaire avant tout, puisque Djibouti a
toujours été la plus grande base militaire
française sur la face est de l\’Af rique : de
l\’ordre de quatre à cinq mille soldats y
stationnent encore aujourd \’hu i, ainsi que
des escadrons d\’avi ons de chasse.
C\’était un poste important de re lâche pour
les bateaux français de la f lotte de l\’océan
Indien. Un end roit essentiel pou r les
Français sur le plan stratégique. 11 faut se
rappe ler que dans toute la dern ière partie
des années soixante-d ix, il y ava it des
rivalités \ » interimpérialistes\ » importantes ;
les Anglais avaient quitté Aden, les
Américains s\’installaient à Madagascar
(devenue une grande base milita ire US) et
les Français tenaient absolument à garder
leur influence dans cette partie de l\’Afrique.
En tant qu\’avocats, nous avons été
contactés juste après l\’indépendance. La
manière dont avocats et magistrats français
sont intervenus à Djibouti a été en quelque
sorte une préfiguration des années quatrevingts
: l\’accession de la gauche au pouvoir.
Djibouti a servi de banc d\’essai à des
pratiques gouvernementales qu\’on verra se
développer à partir de 1981. Une partie des
avocats du Mouvement d\’action judiciaire
(le pendant du Syndicat de la magistrature,
créé dans la foulée de Mai 68) fut contactée
pour défendre le mouvement
indépendantiste djiboutien.
Ils firent la même erreur que certains au
moment de la guerre d\’Algérie et restèrent
les avocats de l\’Etat djiboutien après
l\’indépendance. Or, ce nouvel Etat institue
immédiatement après son accession un
système de parti unique prétendu mettre fin
aux conflits tribaux entre clans et ethnies
(c\’est la théorie en vogue dans les Etats
africa ins dans les années soixante-dix). Il y a
deux ethnies majoritaires à Djibouti, qui
s\’appelait auparavant le Territoire des Afars
et des Issas. Compte tenu de la proximité
d\’Aden, il y a une population sud-yéménite
relativement importante. La population
totale est d\’environ cinq cent mille
personnes.
Mais le parti unique, c\’est l\’interdiction
d\’une presse libre et la répression violente
de l\’opposition. Dès octobre 1977
(l\’indépendance date du mois de juin),
un mouvement de jeunes \ »radicaux\ » – de
tendance marxiste-léniniste, qui joua à sa
manière un grand rôle dans l\’accession à l\’indépendance – est persecuté par le pouvoir. Il s\’agit du
Mouvement populaire de
libération, constitué essentiellement
d\’Afars mais dont tout le combat re)etait
les clans. Ils ont commencé à avo ir du poids
dans le pays djiboutien en luttant contre les
clans afars, car ceux-ci ava ient été très
proches des Français qu i les utilisèrent
jusqu\’à la fin pour empêcher le mouvemen
indépendantiste, plutôt issa , de réa liser
l\’indépendance. Contactés au moment de
cette répression, nous arrivons à Djibouti
pour y découvrir que, pendant que les
opposants sont torturés, les gendarmes
français dressent les procès-verbaux dans
les règles de l\’art! L\’affaire se complique
lorsque Dom inique Charvet[[Actuel directeur de la Protection judiciaire de la jeunesse et ancien directeur de I\’ Agence française de lutte contre le sida (NDLR).]], vice-président
du Syndicat de la magistrature, est affecté
comme conseiller technique auprès du
président de la République, Hassan Gouled,
et participe à la répression d\’Etat contre
l\’opposition.
C\’est une logique d\’Etat, une logique
de gouvernement. Dominique CharvetMPL), tous ses cadres sont mis en prison ,
copieusement torturés. Une qu1nza1ne de
personnes est ainsi incu lpée d\’assassinat,
d\’association de malfaiteurs, de détention
d\’armes. Détention d\’armes, c\’était un peu
vrai, parce que là-bas les caisses de
grenades, on en trouvait partout. ..
Nous mettons à jour un montage complet.
11 y avait alors des magistrats très courageux
qui prena ient fa it et cause pour une
authentique justice libre, contrebalançant
ainsi le pouvoir de l\’exécutif sur le
jud iciaire. L\’affaire est plaidée des mois
après. Nous réuss issons à faire venir
Amnesty international et les ONG, qu i
dénoncent les tortures ; la chape de plomb
sous laquelle toujours les dictatures
fonctionnent se fissure donc suffisamment
pour qu \’on entende les cns des gens. La
dictature en t ire la leçon , ri n\’y aura plus
de procès publics. Nous sommes expulsés,
interdits de plaider.
Une conséquence majeure de cette affaire
est la démission du Premier ministre,
phénomène assez rare en Afrique ! Homme
d\’une valeur morale irréprochable, Ahmed
Dini ne supporte pas les sanglantes rafles
d\’Afars qui su ivent l\’attentat. Il dénonce le
parti unique, la spol iation des gens de leurs
pouvoirs, de leu rs richesses, un système
oligarchique total où la famille du chef
de l\’Etat tient les rênes économ iques, la
corruption général isée. Au début de l\’année
1982, ri constitue un parti pol it ique dans
les formes. Il déc lare une \ »assoc iat ion
afar\ » , avec des Afars et des Issas, il
respecte toutes les règles. Dini a attendu
l\’alternance de 1981 parce qu\’il pensait
que la politique française changerait en
Afrique. Comme nous tous, il était porteur
de quelques illusions … Il se retrouve
néanmoins en prison . Lorsque la France
apprend qu\’il est arrêté, assigné à résidence
à l\’autre bout du pays en attendant la fin
des élections, après avoi r été torturé, elle
n\’intervient pas, n\’apporte aucun soutien à sa démarche pluraliste, alors qu\’il est en
contact avec tous les hommes politiques
français. C\’est un excellent exemple de
notre politique en Afrique : plutôt que de
risquer une situation qu\’elle ne
contrôlerait pas, l\’ancienne métropole
soutient les régimes à parti unique,
dictatoriaux, et entretient avec eux des
liens financiers, politiques, de
prébendes … Résultat pratique: Dini est
abandonné à son triste sort.
L\’Histoire tourne en rond à Djibouti,
jusqu\’à la fin de l\’année 1991. Le Président
reste le même ; c\’est un monsieur très
vieux, un \ »crocodile\ » (comme on dit en
Côte-d\’Ivoire), et qui a de l\’appétit ! En
1991, les choses commencent à bouger. Le
Front pour la restauration de l\’unité et de la
démocratie (FRUD) se constitue dans la plus
grande clandestinité et lance une guerilla de
dix mille combattants (ce qui, sur une
population de cinq cent mille, est très
significatif), essentiellement composée
d\’anciens militants du MPL. La plupart son
des Afars.
Cette opposition revendique une véritable
démocratie, un partage réel du pouvoir, le
pluripartisme, la presse li bre, etc . Ils
bouscu lent tota lement l\’armée qu i doit
compter quatre ou cinq mille personnes et
conquièrent des parties sign ificatives du
territoire qu\’ils administrent eux-mêmes.
C\’est donc une si tuation de double pouvoir
qui se présente entre 1991et1992. La
France, tout en préservant sa base militaire,
aurait pu en profiter pour remettre les
pendules à l\’heure et forcer le gouvernement
à faire des concessions sérieuses,
démocratiques, à instituer un partage du
pouvoir acceptable. La guérilla n\’est pas du
tout opposée à la présence militaire
française ; elle est consc iente des intérêts
économiques en jeu. L\’argent dépensé par
les Français – non seulement en termes
d\’argent avancé au gouvernement
djiboutien, mais aussi sur place par les
militaires, leur famille, les Français qui
vivent là-bas … – représente une part non
négligeattle de l\’ensemble du budget de
l\’Etat djiboutien [[la présence militaire française fournit à Djibouti 60 % de son produit national brut (Ça m’intéresse, janvier 95)]]. Dini, qu i a pris la
direction du FRUD, est reçu au quai d\’Orsay.
On sent comme une tentative de
frémissement, comme si des choses
pouvaient se passer. Un de mes amis du
FRUD à Djibouti-Ville est alors arrêté et
torturé. Il me désigne comme avocat. Je
prends contact avec Roland Dumas, alors
ministre des Affaires étrangères, qui affirme
que sa libération et celle d\’une vingtaine
d\’autres militants figurent parmi les
conditions préalables à une normalisation de
la situation entre la France et Djibouti. Mais,
comme on le sa it , la politique africaine ne
se ioue pas au Quai d\’Orsay mais à l\’Elysée,
où l\’on a une conception totalement
colon iale des re lations franco-africaines. Les
rapports avec les chefs d\’Etat et les cliques
au pouvoir sont totalement personnels.
Pas de perspective à long terme, aucune
stratégie autre que celle de maintenir les
intérêts français coûte que coûte. Et si ça
passe par une dictature, tant pis !
Les espoirs de voir la situation évoluer
favorablement capotent assez vite. L\’armée
française s\’ interpose, au nom d\’intérêts prétendus humanitaires – aller porter de
l\’eau, des aliments, des médicaments aux
populations qui sont derrière les lignes de la
guerilla -, mais elle poursuit en réa lité un
but totalement militaire. A l\’abri de cette
espèce de \ »ligne Maginot nouvelle
manière\ », l\’armée djiboutienne recrute en
Somalie de nombreux mercenaires et
quadruple ses effectifs. Mais, à la f in de
l\’année 1992, cette interposition cesse
miraculeusement, alors que les conditions
objectives qui avaient justifié sa mise en
place n\’ont pas cessé. Se produit alors une
offensive de l\’armée régulière qui, compte
tenu de son renforcement, balaye la guérilla
et la repousse vers l\’Ethiopie, les Afars se
trouvant dans cette partie-là du pays. Elle
reste donc adossée à la frontière éthiopienne
et érythréenne.
Une fois de plus, au lieu de trouver des
solutions réelles, la France se satisfait de
solutions de façade. Un ou deux partis sont
léga lisés, une vague Constitution est votée,[[Cette Constitution, à côté de celle de 1958, ressemble à une constitution napoléonienne : aucun pouvoir au gouvernement, à l\’Assemblée, avec une loi sur la presse qui lui permet de boucler tout journal, de coller des amendes colossales, donc de la baîllonner potentiellement Sans parler des libertés syndicales qui sont réduites à la plus simple epression…]]
mais les Afars boycottent le scrutin. Les
listes électorales n\’ont pas été mises à jour
depuis l\’indépendance. On assiste surtout à
un véritable génocide tribal. Les gens sont
massacrés par centaines, repoussés dans le
meilleur des cas vers les frontières
érythréennes, le régime dictatorial ayant
toujours prétendu que le FRUD n\’était pas
djiboutien.
La répression est féroce : des témoignages
de députés de la majorité attestent que les
routes sont jonchées de cadavres. A travers
cette opération militaire, on cherche à
liquider une fois pour toutes l\’opposition
dans ce pays, et celle-ci étant en grande
partie afar, à exterminer cette ethnie.
Reste quand même un aspect positif de
toute cette période qui se termine sur un
échec de la guérilla. C\’est d\’abord une explosion de la presse. Une presse assez
li bre, qu i réussit à passer entre les mai lles
du filet, même si elle est souvent
sanctionnée. Une opposition civile s\’est
constituée autour d\’organisations des droits
de l\’homme, de groupes culturels et sportifs
et s\’est donné des moyens modernes de
fonctionnement et de communication . Nous
qu i avons su ivi les affaires djiboutiennes
dans la dern ière période, lorsque
l\’affrontement militaire éta it le plus négatif
pour le FRUD (qui n\’a pas disparu, mais a
été amené à se retirer le plus possible pour
éviter les confrontations), avons été informés
en permanence par télécopie des
arrestations, de la protestation de tel député
dissident contre la violence ethnique …
Mais DJ ibouti est un petit pays … de cette
Afrique qui semble si loin. De temps en
temps, en France, une affaire peut
populariser la question djiboutienne, comme
celle de Jean-Michel Pouchele, dont on a
parlé récemment[[Membre d\’une association humanitaire, Jean-Michel Pouchele a voulu aller dans le pays afar – après les représailles et l\’avancée de l\’année nationale – pour faire le point de la situation. Il a été arrêté et emprisonné. Ce sont les pratiques dictatoriales qui perdurent. Il avait pourtant été agréé par les autorités dans un premier temps. Et c\’est parce que dans un second temps, de leur point de vue, il s\’est montré trop préoccupé par la réalité de la répression et la dureté des conditions imposées aux populations afars, et pas seulement elles, qu\’il a été arrêté et placé en détention. La position de la France, dont il est un ressortissant, consiste toujours à dire dans ce cas-là : certes, le citoyen est français, mais il a commis des infractions à l\’étranger, donc pas d\’ingérence…]].
Quand il y a eu l\’opération onusienne en
Somalie, organisée principalement par les
Etats-Unis, on a bien compris l\’intérêt de
Djibouti. Djibouti a servi de base arrière à
l\’opération, elle a été très utile pour apporter
la logistique. Ce sont des régions encore très
instables, et les \ »grandes\ » nations, en tout
cas les nations impérialistes, veulent avoir
les moyens d\’y agir rapidement. Les
Français tiennent cette base militaire, ce
n\’est pas la peine qu\’ils aillent à Aden ..•
La question tribale n\’est pas décisive à
Djibouti, mais elle est utilisée politiquement
comme facteur de clivage pour ne pas
partager le pouvoir et déposséder une partie
de la population de ses droits. On retrouve
cette utilisation un peu partout en Afrique …
Tant que la clique qui est issue de
l\’indépendance reste au pouvoir et
fonctionne de manière totalement
\ »familiale\ », aucune espèce de perspective
démocratique n\’est concevable. Le seul
moyen de faire tomber ce pouvoir est
incontestablement militaire. Disons le
clairement, fermement : sans l\’interposition
très ambiguë de la France, l\’armée aurait
été bousculée, la dictature serait tombée.
Antoine Comte, avocat.


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